Ces transformations affectent le dispositif de la cure, mais surtout les dispositions internes de l’analyste, sa façon d’entendre, d’accueillir et de travailler la demande de l’analysant. La rencontre avec un patient affecté d’une maladie mortelle est l’enjeu d’un certain nombre de modifications paradigmatiques. Ces modifications concernent la temporalité, la conception implicite de l’appareil psychique supposé suffisamment fonctionnel pour faire face au travail de l’analyse, le statut et le registre de l’écoute et de l’intervention. En effet, le temps psychanalytique est un temps pluriel dans lequel coexistent le temps présent, le temps de l’enfance, le temps du passé, le temps du rêve et le temps de l’inconscient (Green 2000). Or la difficulté posée par la maladie est celle qui consiste à passer d’une capacité à savoir travailler avec la notion d’un temps ouvert à une capacité à continuer, tout en lui ajoutant une nouvelle temporalité qui est celle de la finitude, du temps décompté de plus en plus formalisé lors de l’annonce au patient par le médecin de son diagnostic. Cette annonce vient faire effraction sur l’illusion temporelle sur laquelle repose le travail analytique. La maladie et ses traitements lourds font irruption à la fois dans le cadre du travail analytique (certaines absences sont à gérer autrement que sous la forme d’acting-out, de résistances et de défenses) et aussi dans son contenu (l’analysant apporte des informations sur le réel de sa maladie, sur sa souffrance, sur son pronostic, sur ses traitements).
Afin d’inscrire ce point de bascule dans un champ délimité, j’ai abrité l’accompagnement dans le périmètre du counseling en m’appuyant à la fois sur l’histoire des courants du counseling et aussi sur le fait que le sida était en soi un de ses nouveaux champs d’application. Inscrire l’accompagnement dans la relation d’aide risquait de le réduire à un service social et d’en masquer les dimensions politiques et communautaires. Cela ne pouvait d’autant pas se faire que les institutions de l’état, y compris les services sociaux refusaient l’accueil des malades du sida**, et la prise en charge des toxicomanes séropositifs, qui du coup se retrouvaient dans une double exclusion, celle du soin et celle de l’accompagnement social. L’accompagnement inscrit délibérément dans le courant humaniste de la tradition rogérienne restait partiellement une option et nous avons gardé des éléments de posture, les attitudes et les techniques de travail qui caractérisent l’approche de Rogers (Rogers 1942)***. Comme le terme de counseling vient du monde anglo-saxon, la profusion des travaux en langue anglaise, dans ce domaine, m’a permis de découvrir très rapidement les parallèles pouvant être établis entre les situations générées par le sida, les situations d’accompagnement des victimes des catastrophes et des victimes de l’holocauste (Bettelheim). Un point commun entre la France et les États-Unis était que tout ce qui touchait à l’accompagnement des malades du sida comportait des dimensions collectives et politiques. En ce sens, comme l’explique Larry Kramer (1994), le mouvement de riposte à l’épidémie, organisé par les malades, comme celui d’Act Up était la deuxième campagne d’action directe conduite aux États-Unis, depuis le mouvement anti-Vietnam des années 1960. Il était dirigé par les homosexuels victimes en masse de l’épidémie à tel point que Kramer qualifie les premières années de l’épidémie, au début des années quatre-vingt, « de tentative de génocide homosexuel ».
Dans la mesure où dès son origine, le sida touchait majoritairement les hommes homosexuels, le counseling VIH ne pouvait remplir ses fonctions de soutien que si les praticiens s’autorisaient à remettre en question certains préjugés cliniques comme la psychiatrisation de l’homosexualité.
* L’approche psychanalytique dans les années 85 était l’approche dominante en France.
** J’ai documenté les positions d’exclusion des services sociaux à l’égard des premiers malades du sida dans le cadre de travaux conduits à la demande de la Direction Générale de la Santé. Ce travail a été présenté au congrès international du sida en juin 1989 à Montréal et il a été suivi d’une publication canadienne (1989) insérée dans les annexes de ce mémoire.
*** « Psychotherapy and counseling »,1942, ouvrage fondateur de la pensée de Rogers.