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Inventer un dispositif d’accompagnement en situation d’urgence sanitaire

Journal de bord

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Habilitation à Diriger des Recherches - HDR

20/04/2023

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Après une formation clinique m’ayant conduite à l’exercice d’une pratique analytique à partir de 1986 en cabinet libéral, je vais rapidement m’engager dans l’invention d’une pratique d’écoute analytique dans des lieux et auprès de publics exposés à des situations de vie et survie singulières, comme celles causées par le sida. Mon travail clinique consiste dans un premier temps à déplacer le divan de l’analyse à l’hôpital. En déplaçant physiquement le lieu d’exercice de la psychanalyse des concepts d’intervention clefs s’en retrouvent bousculés. Les malades du sida ont un temps de survie limité devant eux qui va de quelques mois à deux ans et cela ne permet pas une psychanalyse sur de longues années. Ils sont isolés socialement car la peur de la contagion est telle que les soignants mettent des pastilles rouges sur les plateaux- repas des malades dans les hôpitaux et sur la porte des chambres. La majorité des institutions d’accueil et de soins de suite refusent dans les années quatre-vingt-cinq ce type de patient pour les mêmes raisons. Les agents des pompes funèbres refusent de s’occuper des corps lorsqu’ils sont appelés chez les patients décédés à domicile. Les concepts clefs de la psychanalyse bousculés sont le cadre de la cure sans divan, la confrontation de l’analyste à la détérioration de la santé et au décès annoncé de son analysant, le transfert et le contre- transfert qui se trouvent dominés par un tiers réel qui est la mort. Il est difficile, pour les jeunes analystes que nous sommes, de nous maintenir dans la position qu’on nous a enseigné à prendre. Il nous faut inventer un cadre d’exercice qui ait suffisamment de contenant pour pouvoir exercer nos fonctions de psychothérapeute. Il nous faut apprendre à travailler une clinique de l’immédiat. En effet, il ne s’agit pas de proposer une cure analytique à des patients atteints de VIH à dix-huit mois de leur décès, il s’agit de leur proposer un dispositif de soutien, qui peut s’opérer dans un temps bref, dans lequel prédomine une offre de soutien des fonctions du Moi.

De fait, ce sont les malades du sida et leurs proches qui ont commencé à solliciter les dispositifs d’écoute et d’accompagnement, mais ils l’ont fait d’une manière inventive, en nous interrogeant sur nos conceptions de l’homosexualité, du sida, de la mort. Je me souviens des premiers malades vers lesquels je me suis déplacée à l’hôpital et qui m’ont demandé trois choses (1) de prendre en compte les quelques mois à vivre qui leur restaient, (2) de ne pas leur demander de parler de leur enfance ou de leur mère, et (3) de ne pas me retrancher derrière le silence. Ils voulaient savoir sur quoi et comment je conduisais mes associations libres, car le silence social et mortifère qui les entourait leur était intolérable. J’ai introduit immédiatement des modifications dans ma pratique clinique et ce faisant, j’ai été amenée à explorer d’autres pratiques d’accompagnement plus centrées sur la prise en compte de l’environnement et de certains contextes spécifiques de vie qui sont en eux-mêmes la cause de souffrances pour des individus voire des communautés toutes entières.

 

Les effets du syndrome d’immunodéficience sur le corps et les fonctions du Moi

Mon travail clinique a donné lieu à l’époque à plusieurs publications et je me permets de citer ci-dessous un extrait pour permettre au lecteur de comprendre le contexte dans lequel j’ai développé une forme d’accompagnement répondant aux besoins des personnes infectées et affectées par le sida. « Chez les personnes atteintes, l’infection à V.I.H attaque d’emblée la cohésion du moi corporel de par ses symptômes, comme l’apparition de lésions, la perte de poids, la chute des lymphocytes, la survenue chronique d’infections. Les symptômes vagues et diffus causés par l’infection sont à l’origine d’une fragmentation du corps et un obstacle dans la relation que le « soi  » peut construire avec la maladie (difficultés de conscientisation et d’appropriation). 

D’autres symptômes, comme l’amaigrissement, l’apparition de lésions cutanées (sarcome de Kaposi), les troubles de la vue, de par leur visibilité constituent une attaque directe de l’image du corps. Les dommages neuropsychiatriques, que peut causer le virus lui-même, ont pour effet d’éventuelles expériences de désintégration.

 

L’infection à V.I.H compromet l’estime de soi, au sens où elle remet en question l’intégrité structurale du corps, ses capacités d’attraction physique et sexuelle et ses capacités motrices. Par ailleurs, les traitements curatifs des infections opportunistes, de par leurs effets secondaires, provoquent des dysfonctionnements internes du corps (diarrhées, vomissements), qui constituent en eux- mêmes une expérience déstabilisante pour l’organisation du moi. La chronicité de l’infection à V.I.H perturbe le sens de la continuité temporelle, par l’alternance d’attaques et de rémissions successives, obligeant la personne séropositive ou malade à des ajustements psychiques permanents et endommage les relations au monde extérieur, voire est à l’origine du syndrome « du deuil anticipé de soi ». Celui-ci est attisé par la succession des pertes concrètes et abstraites occasionnées par l’évolution de l’état de santé vers l’état de maladie de la personne : perte de travail, perte de salaire, du pouvoir d’attraction, perte de la sécurité de base, de l’espoir, de l’ambition, des capacités de contrôle, des idéaux. Souvent ces pertes enchevêtrées sont redoublées par la confrontation aux pertes d’amis parmi ses proches, voire la perte de la ou du partenaire aimé. De nombreuses personnes séropositives ou malades se trouvent dans l’incapacité d’effectuer un travail de deuil structurant, parce que le décès d’un ou de plusieurs de leurs proches survient au moment où elles-mêmes sont confrontées, dans le processus de leur maladie, à un processus de mort, c’est-à-dire à un moment d’extrême vulnérabilité, où elles ont besoin avant tout de maintenir en action leurs fonctions vitales. Ces deuils impossibles provoquent un syndrome traumatique infini où, à la différence d’une catastrophe naturelle ou d’une guerre, il n’y a ni fin, ni reconstruction, ni renaissance, ni recommencements possibles ». (Tourette-Turgis, 1996, p.63).

 

Inventer une clinique dans une situation d’exception et d’urgence sanitaire

 

Si le sida a été un fait social d’exception, il a aussi donné lieu au déploiement de pratiques innovantes en termes d’accompagnement : celui de devoir y intégrer de nouvelles problématiques, jamais encore mobilisées par ce champ, comme celles ayant trait à la mort par une infection sexuellement transmissible, à la modification des comportements sexuels, à un autre usage érotique de soi, à la gestion des risques dans le cadre des relations affectives et sexuelles. Le sida a de fait provoqué, chez les cliniciens, une remise en question de la définition de la relation d’aide, et aussi des modalités concrètes de son exercice habituel. Par ailleurs, l’absence de réponse médicale au sida a eu pour conséquence l’émergence d’une autre réorganisation du soin, qui en l’absence de thérapeutiques a fait de l’écoute et de l’accompagnement le seul soin disponible pendant plusieurs années.

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