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Se défendre psychiquement contre l’insupportable

Journal de bord

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20ans dans la lutte contre le SIDA en Afrique

10/03/2003

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Je ne peux oublier ces regards qui m’ont traversée au cours de ces missions. La pratique d’entretiens individuels, qui utilise des méthodes d’approches nécessitant la mise en place d’un climat d’écoute confidentiel, m’a particulièrement exposée à la rencontre avec le regard de l’autre.

J’ai été troublée, émue, j’ai aussi été obligée parfois de me défendre contre l’insupportable. Mon cœur a été mille fois plus mouillé que mes yeux. Mon regard a tenu parce que j’avais décidé que le travail que je faisais ne se réduisait pas à répondre à l’autre mais à répondre de l’autre. Il y a bien longtemps que dans mon travail sur le SIDA, j’ai perdu le goût et l’intérêt de méditer sur les vainqueurs et leurs victoires qui promettent aux vaincus et aux persécutés un avenir meilleur en évoquant le seul avenir meilleur qu’ils connaissent : celui qu’ils ont déjà.

Promettre un avenir meilleur, alors qu’on se trouve dans une situation de mal absolu, est une violence qui s’ajoute à la violence de la situation dans laquelle se trouve la personne qui est en face de nous et qui va mourir de l’inhumanité générale dont précisément elle est une des victimes qui en témoignent.

Lui parler, c’est répondre d’elle, c’est lui répondre d’une manière ou d’une autre que sa vie et sa situation me concernent… C’est aussi quelque part se dire que la souffrance, la sienne ou la mienne, ne vont rien guérir de ce dont elle souffre. Garder les yeux secs, c’est adopter une discipline de la présence à l’autre, c’est ne pas se dérober aux devoirs et aux tâches que m’impose la souffrance de l’autre.

Les solutions, dans la lutte contre le SIDA, sont peut-être il est vrai plus simples que les solutions disponibles dans les guerres… je ne sais pas… J’ai vu des pays ou les deux situations se cumulaient comme au Burundi où je me trouvais à effectuer une mission sur le SIDA dans un pays en guerre. Un soir, j’ai vu sur le parking de l’hôtel une voiture dont la vitre arrière avait dû ramasser une balle perdue.

Ce soir là, j’ai éprouvé le besoin de sortir et de poser sur mes deux tables de nuit le traitement de trois mois que je devais déposer sur le chemin de mon retour à Nairobi. J’avais en face de moi trois mois de la vie d’une femme, et en bruit d’arrière fonds, le son de tirs d’armes.

À quoi étais-je conviée dans ce moment de ma vie pour me permettre d’articuler ainsi des dimensions symboliques qui échappent à la rationalité, que nous utilisons habituellement dans nos petites vies quotidiennes ?

Qu’avais je le droit de penser et jusqu’où avais-je le droit d’inventer un monde que je ne connaissais pas mais dans lequel je devais me conduire avec un minimum d’à propos ?

Je n’ai pas bien dormi et le lendemain j’ai rencontré R. qui m’a parlé des premiers moments de la lutte contre le SIDA au Burundi et de Jeanne C. qui a été la première femme à oser venir témoigner un dimanche matin dans une église et dire aux paroissiens :

«Regardez-moi, je suis malade, j’ai le SIDA et pourtant je n’ai rien fait, je suis comme la majorité d’entre vous, une femme qui a eu un mari et rien d’autre, mon mari est mort.»

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