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Journal de bord

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20ans dans la lutte contre le SIDA en Afrique

11/04/2003

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Cette femme, petit à petit, nous dit ce qui se passe mais aussi ce qu’elle ressent «Je vis très mal parce que je ne dors pas, je n’arrive plus à dormir…Dieu m’a donné la Sœur. Sans la Sœur, je serai morte déjà… Je suis morte un peu…, j’ai perdu mes deux filles qui sont mortes l’une après l’autre de la maladie et qui m’ont laissé 5 garçons de 21, 14, 12, 10 ans, mon dernier petit fils est mort, il avait un an et trois mois. Ma dernière fille est décédée en avril 2002. J’ai un des enfants là qui est souvent malade, tout le temps cela revient, il fait une semaine de maladie et cela s’arrête… puis cela revient… il a des diarrhées, j’utilise des feuilles de goyavier, la sœur a dit que c’était le paludisme. Les enfants vont à l’école seulement lorsqu’il y a de l’argent pour payer… lorsque je ne peux pas payer, on les chasse de l’école… Je ne comprends pas bien ce qui arrive à notre Afrique, ce sont mes filles qui devraient être vivantes et là pour l’aider… Je n’étais pas faite pour m’occuper de mes petits enfants, je suis fatiguée et je n’ai rien que du riz pour les nourrir, j’ai fait les prières pour les malades mais rien n’est venu… J’ai 58 ans, mon mari est mort il y a 20 ans, une femme qui perd ses enfants c’est dur… c’est dur…»

Elle appelle un des enfants qui est dehors, tous rentrent en même temps, elle demande au plus grand d’aller chercher l’album de familles.

Les enfants s’assoient à nos pieds en rond, je me rapproche de cette femme et elle décide alors de nous commenter l’album de familles. Elle est émue, mais je sens qu’elle veut le faire, je décide de m’approcher encore plus près d’elle, je lui touche la main, elle déplace une partie de l’album sur mes genoux et on se comprend à demi-mots, ce sera moi qui tournerait les pages et elle fera les commentaires. On visite ensemble son histoire, les photos de mariage de ses deux filles, la photo du bébé qui est décédé sur les photos.

Il n’y a pas de photos prises de personnes en groupe. Chaque personne est photographiée en pied et seule, même le bébé. Cette individualisation des portraits de famille me frappe. À un moment, je demande à cette femme si elle pense qu’on peut parler ainsi en présence des enfants de leurs mamans.

Elle me dit que oui, que souvent ils le lui demandent. Je regarde les enfants, ils sont assis, ils sont calmes, ils nous regardent et nous écoutent parler ensemble. La Sœur me sourit de temps à autre, je la sens qui commence à se détendre, elle aussi a besoin de se ressourcer.

La pièce dans laquelle nous sommes commence à s’assombrir, mais nous pouvons, à la lumière du jour, aller jusqu’à la dernière photo de l’album qui n’en compte somme toute qu’une petite dizaine.
Ces quelques photos sont les photos d’une vie traversée par la souffrance des pertes et des deuils

Les pertes ont appauvri cette femme qui n’a pas les moyens de subvenir aux besoins de ces 5 petits enfants. La maladie a brisé le destin de cette famille, les enfants sont déscolarisés depuis deux ans par manque d’argent pour payer les frais de scolarité et les tenues d’école. Cette femme a perdu ses repères, elle s’en remettait à Dieu et au cours naturel des choses et des cycles de la vie. Le SIDA a endommagé ses croyances.

À un moment, elle me parle de la lourdeur de vivre avec le secret et le silence sur le nom de la maladie de ses deux filles. Elle ne peut pas dire à ses voisines, qui ont vu débarquer tout à coup 5 enfants, ce qui s’est passé. Lorsqu’elle voit son confesseur, elle ne peut pas non plus lui confier les causes de ses soucis. Ses filles sont mortes, ses gendres sont morts, de maladies qui les ont emportés, de maladies sans nom, elle dit qu’elle ne sait pas..

«Au fond, me dit-elle, à quoi cela me sert de savoir que c’est cette maladie ?
Je l’ai su par les parents d’un de mes gendres qui ont accusé ma fille de l’avoir ensorcelé, je l’ai su par des personnes qui visitent les malades comme Sœur Brigitte, je l’ai su quand on m’a proposé de participer à des prières pour les malades, mais cela ne me sert à rien. Ce dont j’ai besoin, c’est de condiments pour mettre dans le riz, c’est d’une aide alimentaire, je n’ai rien à leur donner à manger…

La nuit commence à tomber, il fait encore chaud et humide, nous commençons à dire que nous allons partir, il est vendredi soir, la veille du week-end mais cela n’a pas beaucoup de sens de penser cela, excepté pour moi. Je le passerai seule à l’hôtel à travailler sur mes notes… Et je ne sais pas pourquoi, j’éprouve une certaine appréhension à travailler sur des notes que je ne considère pas comme des notes même si j’utilise carnet, crayon, magnétophone, appareil photos parfois..

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