On menait différents types d’enquête. Un jour Philippe qui s’était fait la veille maltraiter par le beau-père au milieu d’une crise d’éthylisme décide de comprendre ce que c’est que l’alcool. On va ensemble chercher la bouteille de Calvados dans le placard et il goûte ce « calva », il recrache tout, il tousse et découvre que le goût est abject. Néanmoins il recommence en disant « il faut que je comprenne comment cela marche ! » Après plusieurs essais un problème se pose : cela se voit que la bouteille s’est vidée, comment faire ? On décide de remplir la partie manquante avec de l’eau.Je le fais car Philippe de minute en minute pâlit, ferme les yeux, se déplace bizarrement. Il dit que la tête lui tourne, je le fais s’allonger sur le sol de la cuisine, mais cela n’arrange rien ! On sait qu’on a encore une heure ou deux devant nous, mais est-ce que cela va nous suffire ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? Et surtout qu’est-ce qu’on va dire aux parents ? Une dispute de plus ne nous gêne pas — on est habitués, mais on ne voudrait surtout pas que la punition soit « Puisque c’est comme cela, on ne vous laisse plus ensemble ! ». Il faut donc trouver une solution enfantine plausible.
On finit par penser que le mieux est qu’on fasse croire qu’il est malade, un peu malade et qu’il est allé aller se coucher. On dira que je suis restée dans sa chambre, car il est sensé, comme j’ai trois ans de moins que lui, me surveiller. Je prends un livre de la bibliothèque de l’école et je monte dans la chambre de mon frère qui se couche tout habillé. Je reste là à regarder la nuit tomber sur le jardin à l’arrière de l’école quand j’entends la voiture des parents. J’attends qu’ils soient dans la cuisine et nous appellent. Je descends tranquillement avec ostensiblement mon livre à la main et je déclare que Philippe a eu mal au ventre. Il s’est couché et m’a dit de rester lire dans sa chambre ! Les parents répondent « Ah, mal au ventre ! Il est trop gourmand, cela lui apprendra ! J’ai peur qu’ils ne montent le voir et découvrent qu’il s’est endormi tout habillé. Il faut donc que je trouve très rapidement une parade et là je dis : moi aussi j’ai un peu mal ! Du coup ils se tournent vers leur petit et lui demandent « et toi chéri as-tu mal ? »
Leur petit se met à pleurer et là un des parents dit à l’autre : « Tu vois je t’avais dit il ne fallait lui donner cela à manger, il est trop petit pour manger des choux de Bruxelles. En une minute, comme dans Mission Impossible, j’ai réussi à nous supprimer Philippe et moi du monde de nos parents. Ils commencent à se disputer, à se passer le petit frère des bras de l’un aux bras de l’autre et à l’examiner en oubliant Philippe et moi. A priori, nous sommes sortis d’affaire. Il me reste discrètement à dire que mon grand frère dort et à lui dire de se déshabiller en vitesse. De toute façon personne n’ira lui dire bonsoir, car il est puni d’avoir été trop gourmand !
Enfant j’avais peur, nous avions peur Philippe et moi et cette peur se traduisait par un mal au ventre. J’avais peur dès le matin, cette peur était toujours la même, peur de se faire gronder, de se faire moquer, de se faire critiquer. Petit à petit, comme tous les enfants qui ont peur et qui finissent par grandir un peu tous les jours dans leur tête, j’apprenais à tolérer cette peur en moi car elle devenait familière. Je ne dis pas que c’était agréable ou plaisant, c’était juste une peur qui revenait tous les jours et que je pouvais apprivoiser un peu. J’avais trouvé que pour réduire cette peur je disposais de deux ou trois solutions : la première était de tout faire pour éviter de me faire gronder, ce qui voulait dire que je devais anticiper les comportements de mes parents et m’y conformer. Cela voulait dire ne pas parler fort, ne pas se faire remarquer, ne pas s’agiter en classe, ne pas montrer qu’on avait la réponse à la question en classe avant les autres, ne pas montrer sa joie de manière bruyante, ne pas courir, ne pas chanter à tue-tête, bref c’était quand même un rythme d’auto-contrainte de soi assez soutenu et en plus même en se réprimant à ce point rien n’était gagné !
La deuxième solution consistait à faire un peu comme je voulais et à m’entraîner à ne pas entendre les gronderies. C’était difficile de faire le bon choix. Bien entendu je comprenais bien qu’il fallait me faire oublier et disparaître de la vue des parents .S’ils ne me voyaient pas ils ne pouvaient pas me gronder mais comment disparaître du tableau quand on est dans la classe, quand on est dans la cour de récréation ? Je ne trouvais pas la réponse donc j’entamais une lutte d’enfant contre cette peur.