logo catherine tourette turgis

Suivre ce blog

Cinq ans et demi, séparée de ma famille d’accueil

Mes archives perso

>

Mes épreuves et apprentissages

03/12/1958

Twitter
LinkedIn
Email

Lorsque j’atteignis l’âge de cinq ans et demi, mon statut changea. Ma mère qui venait de se marier sous la pression de ma grand mère décida de me rapatrier au domicile conjugal. À la différence des enfants de l’Assistance Publique avec lesquels j’avais passé mes cinq premières années de vie, j’avais une mère qui n’avait pas été déchue de ses droits. Je demeurai donc sous son autorité parentale. Cette femme que je ne connaissais pas et qui était venue me rendre visite une fois par an pour ne pas perdre ses droits, allait donc me reprendre pour m’emmener chez elle car j’étais sa fille de plein droit. Elle ne pouvait peut-être plus demander à ma grand mère de payer pour mon placement . Elle pensait peut-être pouvoir m’élever dorénavant avec l’homme qu’elle venait d’épouser.

Pour moi, septembre 1958 représente un tournant dans mon histoire. L’événement terrible qui allait bouleverser ma vie d’enfant survint donc au cours d’une belle journée de fin septembre. Je ne peux pas dire que je n’avais pas eu de signes annonciateurs, j’avais surpris les pleurs de ma nourrice les jours d’avant et surtout j’avais assisté à un affairement inhabituel dans la maison qui concernait mes affaires que ma nourrice et sa fille ne cessaient de laver et repasser depuis quelques jours. Je ne me souviens pas avoir posé de questions, je ne sais même pas si j’étais capable de poser des questions. Je me souviens juste avoir eu mal au ventre et avoir entendu ma nourrice dire à sa fille : «pauvre gamine, elle en est déjà malade, si c’est pas malheureux de faire vivre de pareilles choses aux gosses ! ».

Enfin le jour fatidique arriva : vers onze heures du matin, je vis arriver une voiture dont sortirent ma mère et son mari, je vis le visage bouleversé de ma nourrice. Les adultes prirent place autour de la table ronde de la cuisine, ma nourrice servit un café et des gâteaux. Nous les enfants nous fûmes expédiés dehors invités à jouer et à rester tranquilles. Au bout d’une heure et demie environ, la porte s’ouvrit sur nous, on m’appela seule ce qui était inhabituel. Ma nourrice vint vers moi et me conduit par la main vers ma mère et cet homme. Elle me fit enfiler un petit manteau rouge léger qu’elle avait fabriqué au cours des semaines précédentes. Sans paroles aucune, on m’installa dans une voiture à l’arrière, avec mon nounours sur mes genoux. Surprise je parvins à me détourner et je vis alors ma nourrice et sa fille en larmes, je vis aussi que Daniel et Bernard étaient terrés silencieux allongés dans l’immense niche à chiens que nous avions adopté pour nos jeux. J’entendis ma mère se fâcher contre ma nourrice et dire : « Madame, cette petite est à nous, c’est ma fille et vous allez la faire pleurer si vous continuez à la regarder de la sorte ! » La voiture démarra et avec elle emporta les cinq merveilleuses années de mon enfance.

Au cours de ce trajet en voiture que je vécus comme un enlèvement, je perdis ce que j’avais de plus précieux au monde : l’amour fou de ma nourrice et la sécurité d’une affection et d’une tendresse renouvelée constamment. Si j’avais pu prévoir les évènements qui allaient survenir, je pense que j’aurais refusé de monter dans cette voiture. Le voyage dura plusieurs heures pendant lequel je développais immédiatement une manie qui allait durer plus d’un an : je me mis à sucer et dévorer mon pouce intensément avec le sentiment de ne plus pouvoir jamais m’arrêter. Je me souviens de ce pouce comme si c’était hier, je le mis à ma bouche et eus la vive impression qu’à partir de ce moment là, je n’étais plus seule, j’avais un compagnon qui allait m’aider. Je ne savais pas clairement ce que c’était que la mort mais mon corps dès l’arrivée m’en enseigna quelque chose. Je ne pus m’alimenter pendant des jours, on me disputa, on me força, je vomis dans la poubelle dont l’odeur de grésille m’accompagnera pendant des années. Je ne dormis pas pendant des semaines, je perdis du poids, je perdis l’usage de la parole dès que mes parents me demandèrent de les appeler « maman, papa ». Je reçus des gifles. Rien n’y fit. Je ne pouvais pas me résoudre à adopter mes parents. On me présenta mon petit frère, c’était un bel enfant blond aux cheveux longs. Il avait trois ans, c’était l’enfant légitime de ce couple qui m’avait enlevé. En guise d’accueil, il me mordit et me griffa pendant des semaines entières. Je me laissai faire car n’ayant jamais été maltraitée, je ne savais pas me défendre et je traversais de surcroît une période d’effondrement psychologique. Quelques jours plus tard mon grand frère arriva. Je le reconnus, il avait séjourné chez la même nourrice que moi. Étant une trace vivante de mon passé, c’est lui qui me redonna goût à la vie en me demandant spontanément des nouvelles de « maman et tata ». Ce frère témoin de mon histoire me protégea de l’entrée dans un profond désespoir d’enfant. Je devins la sœur d’un frère que j’aimais par dessus tout. Enfin j’avais un allié dans la place dont les petites trahisons inévitables entre frères et sœurs furent toujours acceptables.

Mes parents qui étaient pour moi des étrangers étaient deux adultes typiques des années 60. L’homme avait le pouvoir sur la femme qui était considérée comme un être dénué de droits. Ayant été élevée auparavant par une femme veuve au caractère fort, cela me prit des mois pour comprendre quel type de femme était ma mère. Dès le lendemain de mon arrivée mon beau père sous l’emprise de l’alcool se mit à crier après elle et à la menacer. Deux jours plus tard, j’assistais à une scène où cette femme qui était ma mère biologique était battue. À partir de ce jour-là ma vie d’enfant devint un enfer. Je ne comprenais rien à ce qui se passait. En dehors des bagarres qui surgissaient parfois entre mes chats, je n’avais jamais assisté à une bagarre entre des humains. J’étais tétanisée sur place, emplie d’effroi et de terreur. Pourquoi les adultes se battaient ? Qu’est ce que cela pouvait bien vouloir dire ?

Les jours étaient longs pour moi et l’automne n’en finissait pas d’arriver. La rentrée des classes avait eu lieu et quel ne fût pas mon deuxième choc de découvrir que la maîtresse d’école que j’avais tant rêvé d’avoir était ma mère. Un piège se referma sur moi : la maison et l’école étaient le même lieu. J’habitais dans une école à classe unique dont l’unique institutrice était ma mère. J’avais un beau-père qui de surcroît ne travaillait pas. Le drame était circonscrit dans une unité de lieu et de temps à laquelle je n’échapperai pas. De nombreux enfants se moquèrent de moi. C’est ainsi que les enfers s’ajoutaient les uns aux autres à tel point que je ne mis que quelques heures à me créer ma propre planète. L’édification de ma planète privée me fut rendue possible grâce à deux capacités qu’il me restait de mon enfance perdue : la capacité de rêver et une approche positive du monde construite au cours de mes cinq premières années. Je me mis donc à édifier des rêves et des mondes imaginaires pendant la journée à tel point que je finis par trouver la bonne distance avec ces étrangers qui étaient mes parents. J’appris à lire et la lecture me sauva d’une trop grande proximité avec la réalité. Je découvris une lampe de poche dans un coin de la cave, m’en emparais et commençais ainsi une activité merveilleuse : la lecture de livres d’enfants en me cachant sous mes draps la nuit pendant que dans la pièce d’à côté les orages émotionnels grondaient entre mes parents jusqu’à ce que les cris l’emportent sur les voix.

En général les cris signifiaient les coups et les coups signifiaient le danger. C’était toujours la même rengaine, je trouvais ces adultes de plus en plus stupides. Je n’avais jamais imaginé un monde pareil et je manquais de références intérieures pour le comprendre. Malheureusement ces références intérieures ne tardèrent pas à venir vers moi. Je sus enfin ce que c’était que ressentir intérieurement la violence quand ce beau-père s’aperçut de ma présence à la maison et sentit à quel point je le méprisais. Un soir qu’il était exceptionnellement sobre, il écoutait la radio et semblait être heureux. Il se proposa donc de nous prendre sur ses genoux tour à tour mes frères et moi pour nous faire danser. Lorsque vint mon tour, je refusais de grimper sur ses genoux. Il ne supporta pas mon affront, il ne dit rien sur le moment mais dans les jours suivants lorsque l’alcool battait son plein dans son corps, il se vengea de cet affront. Il inventa un nouveau rituel : lors de ses crises d’éthylisme, il passait dans ma chambre et menaçait ma mère en lui criant : « tiens ta fille, regarde ce que j’en fais, c’est pas la mienne, je vais la tuer ». Je compris alors que dorénavant je ferai partie de la chasse des adultes.

Ma mère n’intervint jamais pour me protéger, personne d’autre d’ailleurs! Il me fallait donc trouver les moyens de survivre dans un monde de fous et de lâches. Dans un premier temps pour m’en sortir, je visualisais très fort la présence de ma nourrice à mes côtés jusqu’à obtenir l’impression de ressentir physiquement sa présence. La capacité à me représenter l’être aimé affadissait la représentation de ces êtres maléfiques qui m’entouraient. Je me mis aussi à aimer les saisons, la campagne et la nature. La région normande dans laquelle je me retrouvais était pleine de collines et vallons. J’aimais le bruit du vent dans les arbres. Le vent devint un de mes compagnons, j’aimais aller toucher le museau des vaches et des ânes dans les prés. J’aimais les bruits et les sons de la rivière, j’aimais sentir le soleil, le vent, la pluie sur ma peau. Je fus très rapidement éprise du monde extérieur. Je m’échappais dehors à chaque instant et je confiais ma douleur aux arbres dont j’embrassais le tronc. Je suçais souvent les feuilles, les fleurs, des bouts de branches pour au delà du toucher et des sons, me nourrir du goût des éléments naturels. Cette nature était devenue mon soutien et j’aimais la retrouver par tous les temps. Une année, je découvris la neige car nous eûmes un hiver particulièrement froid. Les murs de neige étaient aussi hauts que moi et brillaient d’un tel éclat sous le soleil d’hiver que je rentrais de plain-pied dans un émerveillement sans fin qui me permit de ne même plus entendre les cris des adultes.

Avec mon grand frère nous construisîmes une luge avec une planche de bois et nous commençâmes alors à dévaler une pente qui s’arrêtait pour nous une fois sur deux par une chute. Ce laisser aller m’enchanta c’est au cours de ces chutes que je redécouvris le rire. J’aimais tant dévaler la pente à genoux sur une planche de bois, les mains bien accrochées à l’avant jusqu’à ce que, tout d’un coup, la planche dérape et que je me retrouve la tête dans la neige. Ainsi je redécouvris comment les rires d’enfant venaient des chutes. Ayant redécouvert ce plaisir, j’en découvris un autre, le plaisir de faire du vélo. Comme personne ne semblait s’intéresser à moi, je décidais donc d’apprendre toute seule à me servir de cet engin. Je me plaçai à cent mètres d’un mur, je montais sur le vélo et me servais du mur comme frein. Cela marchait. Là encore j’aimais la chute procurée par le mur qui fonctionnait comme limite. Un adulte me surprit, en parla à ma mère qui m’observa et découvrit alors que j’avais plein de bleus partout. Elle me dit que j’étais « casse-cou » et que si je continuais, je me tuerais pour de bon. Je ne compris rien à ce qu’elle me disait puisque précisément c’est grâce à ces chutes répétées que j’avais retrouvé ma joie de vivre. Je fonçais, je tombais, je me ramassais, je riais, je recommençais indéfiniment. Enfin j’avais une vie digne de ce nom. J’avais tant aimé sentir mes joues en feu après des journées dans la neige. Il m’avait semblé aussi que mon beau père avait moins crié les nuits précédentes. Je compris plus tard que la neige l’avait empêché d’aller boire dans les fermes avoisinantes. Il circulait en mobylette et les routes étaient trop glissantes pour lui.

J'ai envie de suivre ce blog

Chapitre précédent

Chapitre suivant

Suivez moi sur

Je désire m'abonner à ce blog