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Le paradigme palliatif dans l’accompagnement des malades

Journal de bord

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Habilitation à Diriger des Recherches - HDR

20/04/2023

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La plupart des auteurs, ayant une pratique clinique de l’accompagnement des malades en fin de vie, évoquent « le caractère accéléré » des processus en jeu dans leur travail et ce, qu’ils soient psychologues, psychanalystes ou simples aidants. Ainsi Deschamps (2004) évoque le plan du rythme qui l’amène à travailler pendant un nombre assez limité de séances, De M’Uzan (2005, p.48) décrit son expérience avec un de ses analysants comme suit : « Lui et moi savions que le temps pouvait nous être compté. Si bien qu’à l’inverse de ce qui se passe le plus souvent, un travail intense s’est immédiatement engagé ». Les études sur « le vécu du mourant » sont assez nombreuses à partir des années soixante-dix et un auteur comme Erik Erikson a eu une importance fondamentale dans le développement des soins palliatifs. Selon lui la maladie létale provoque une crise d’identité et il propose de considérer la maladie comme « une crise développementale laquelle peut ou ne pas se résoudre, mais qui donne une dernière possibilité de changement créatif et de croissance ». À ce titre il est le premier auteur qui propose de remplacer la notion pathologique de traumatisme par la notion de crise d’identité pour comprendre l’impact de la maladie. Cette proposition théorique a de multiples conséquences. Tout d’abord, elle remet en question l’usage des questionnaires comme l’ESAS (Edmonton Symptom Assessment System) Bruera, 1991 et l’HADS (Hospital Anxiety Depression Scale) qui se limitent à une recherche de symptômes à partir de l’observation des comportements du malade en phase terminale. Par ailleurs en termes de posture et de liens d’accompagnement, les contributions d’Erikson s’inscrivent dans les débats ayant trait à la compréhension de la période de fin de vie. En 1915, Freud mettait en avant le déni comme fondamental dans les réactions de tout être humain à sa propre mort. Dans les années soixante-dix, Kübler Ross développait un schéma d’étapes défensives progressives*.

  1. Becker (1973) critique le modèle du déni comme reflétant la position de Freud vis-à-vis de sa propre mortalité, Weisman (1972) s’oppose encore plus vigoureusement au déni en montrant que les malades mourants élaborent une conscience de leur propre mortalité. De M’Uzan (2005, p.91) dans son concept de «  travail du trépas «  défend l’idée que « l’appareil psychique le plus « sain » c’est-à-dire celui qui gouverne un être totalement convaincu de sa finitude irrémédiable, dépend d’un clivage quasi existentiel, opéré au sein de son Moi ».

La notion de crise d’identité présente l’avantage de ne pas stigmatiser le malade par la recherche du traditionnel syndrome anxio-dépressif et lui évite la passation d’entretiens visant à vérifier s’il avance normalement dans la progression des étapes vers une acceptabilité maximale de son état !

Le paradigme palliatif domine les pratiques d’accompagnement et j’ai vu à quel point dans mes premiers travaux de recherche sur l’accompagnement, notamment pour la construction de grilles d’entretien à l’intention de malades qui bénéficiaient de quelques mois de survie et qui étaient atteints d’une cécité progressive, j’ai dû cesser toute revue de la littérature, car celle que je lisais était dominée par ce paradigme et comportait une grammaire d’intervention de type compassionnelle. C’est en construisant mes propres guides d’entretien, afin de proposer aux soignants une forme d’accompagnement de leurs patients « mourants et aveugles », que je me suis retrouvée dans une position de recherche très inconfortable, au sens où mon travail empirique dans le champ et le travail théorique existant étaient en totale dissonance. Je me suis trouvée confrontée à un problème de posture de chercheur clinicien. J’ai passé, pendant deux mois en 1995, tous mes après-midi à l’hôpital de la Pitié (Pr Katlama) dans les chambres des malades affectés par une rétinite à cytomégalovirus. Ces chambres étaient d’autant plus désertées par les soignants que ceux-ci me disaient  qu’« ils  ne  savaient  pas quoi dire », qu’« ils ne supportaient plus » de ne plus se voir dans le regard de leurs patients aveugles. Le développement physiologique de la maladie ne correspondait pas à l’organisation du travail prévue pour la gérer avec notamment un pourcentage 30% des malades atteints de cécité.

J’ai assisté à une crise du paradigme palliatif dans l’accompagnement, au sens où plus personne ne savait plus quoi faire. En dialoguant avec les malades et les soignants, j’ai vu l’intérêt d’orienter les recherches sur l’accompagnement dans deux directions, une direction qui reste centrale et qui est d’aller à l’écoute du malade et de voir directement avec lui ce qui se passe, ce qu’il fait et ce qui pourrait se passer autrement, mais aussi une direction de travail visant à aider le système de soin à se réorganiser en termes d’organisation du travail.

L’analyse des quinze entretiens conduits dans le service du Pr. Katlama a mis en évidence du côté des malades :

  • Le plus difficile n’est pas forcément de devoir entrer en contact avec les objets matériels, d’avoir à se déplacer avec son corps quand on devient aveugle mais de devoir faire face à « une nouvelle et longue traversée intérieure » ;
  • Le désir de bénéficier d’un accès à des appartements thérapeutiques ou de chambre d’hôpital possédant une logique de support conçue pour des gens aveugles ;
  • Le désir de bénéficier d’une équipe de soignants qui ne cache pas la vérité, mais aussi soit capable de réduire les lourdes incertitudes qui pèsent sur leur état ;
  • Le besoin de bénéficier d’explications sur les troubles visuels et les options de traitement délivrées par des personnes compétentes (les personnes qui viennent leur faire des perfusions à domicile de deux heures ne connaissent ni cette forme d’atteinte visuelle ni les mécanismes d’action des traitements délivrés) ;
  • Le besoin et l’envie de bénéficier de formations concrètes sur comment s’organiser face à la cécité dans la vie quotidienne (choisir entre la canne et le chien  pour aveugle) ;
  • Le désir de continuer à recevoir la visite dans leur chambre des soignants qui les évitent parce qu’ils sont aveugles ;
  • La nécessité de conduire « les ajustements biographiques » et les réorientations corporelles causés par la perte de contrôle de la vue et donc des déplacements dans l’espace ;
  • Le vécu du fantasme du corps connecté (perfusion quotidienne de deux heures par jour) ;
  • La perte définitive de tout emploi et l’arrêt des activités professionnelles à cause des soins trop lourds.

 

L’analyse a mis en évidence du côté du système de soin :

  • La non-préparation des soignants à communiquer avec des patients qui ne les voient pas ;
  • Leur sentiment d’impuissance, de colère, de dépression face à ce nouvel épisode somatique qui à la différence des autres a un impact très fort sur la communication soignant soigné ;
  • La surprise causée par l’irruption de ce nouveau type de symptômes qui ne répondent pas bien au traitement et ajoute au sentiment d’échec de la médecine ;
  • La confrontation difficile aux patients qui veulent savoir quand ils vont mourir ;
  • Les manifestations de colère et d’agressivité de certains malades ;
  • Le burn out des soignants qui avec cette nouvelle pathologie commencent à perdre toute confiance dans leur travail de soin ;
  • Le sentiment de perte de contrôle de la médecine sur l’évolution de la trajectoire de la maladie ;
  • La violence des conflits entre les soignants et leur hiérarchie ;
  • L’activation de mécanismes de défense et d’évitement à l’égard des malades « Il ne me voit plus, pourquoi irai-je le voir dans sa chambre et pour lui dire quoi ? » ;
  • Le besoin exprimé par les soignants de bénéficier d’un soutien (mise en place de groupes Balint) ;
  • La nécessaire mise en place de soins à domicile ;
  • La nécessité de proposer aux malades des apprentissages instrumentaux (aides visuelles, aides pour entrer dans la baignoire, aides pour les déplacements) ;
  • Les modifications à introduire dans les actes médicaux dans la mesure où ceux-ci requièrent la participation d’un patient qui ne peut plus y participer activement comme auparavant.

 

Mon travail, mené parallèlement à Paris et à San Francisco entre janvier et juillet 1996, a donné lieu à la rédaction d’un manuel de counseling, à des conférences données à Paris et à New York à des soignants et des associations de malades. Il s’agissait de diffuser les résultats de mes observations et de mes entretiens de manière à entamer une réflexion collective sur les moyens à mettre en place pour penser à la fois la trajectoire nouvelle empruntée par la maladie, sur laquelle la médecine n’avait pas le contrôle, mais aussi la trajectoire et le travail d’ajustement biographique et corporel conduit par les malades, qui étaient là bien vivants et étaient en train de conduire des activités incessantes sous nos yeux y compris pour certains, le travail de préparation de leur mort qui nécessitait un travail administratif important et urgent à conduire avant de perdre définitivement la vue.

La rupture, que j’ai effectuée avec le paradigme palliatif dans l’accompagnement des malades et ce grâce aux travaux de recherche menés directement au pied du lit des malades à l’hôpital ou à leur domicile, a constitué les prémisses de mes travaux de recherche ultérieurs sur les activités conduites par les malades « au service de leur maintien de soi en vie ».

 

 

* Choc, déni, colère, marchandage, dépression, acceptation, modèle malheureusement trop et encore utilisé comme un tableau de bord dans le monde médical. On finit par guetter les étapes que le patient doit parcourir et faire du processus du deuil un déroulement attendu de choses devant être conformes à un déroulement par étapes!

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