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La transposition du counseling au contexte des pays à ressources limitées

Journal de bord

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Habilitation à Diriger des Recherches - HDR

20/04/2023

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Après avoir contribué à la mise en place de dispositifs d’accompagnement (counseling) adaptés à l’histoire naturelle de l’infection à VIH, depuis le dépistage jusqu’à la consultation d’aide à l’observance des traitements, je me suis portée volontaire dans plusieurs organisations humanitaires pour transposer les acquis des approches des pays riches dans les pays à ressources sanitaires limitées. Comme j’avais exercé aux États-Unis au sein des grandes associations de lutte américaine contre le sida (communauté homosexuelle et communauté afro-américaine), mon retour progressif des États-Unis est passé par l’Afrique et par Haïti et la poursuite de ma « mobilité » sur le continent africain s’est inscrit tout naturellement comme une étape de mon chemin de retour en France.

Il me semblait important d’accorder à l’écoute une place centrale dans des pays où précisément le silence et le déni étaient des stratégies politiques organisées de manière à ce que les victimes du sida ne parlent pas, afin non pas de les protéger, mais de protéger les états qui ne voulaient en aucune manière avoir à traiter ce type de problème.

C’est dans ce cadre que j’ai conduit entre 2000 et 2005 plusieurs missions d’expertise sur le continent africain (Kenya, Congo, Burkina Faso, Togo, Burundi, Cameroun), mais aussi au Maroc, au Cambodge et en Haïti. Ces missions étaient organisées généralement autour de trois types de dispositifs distincts ou conjoints (1) des dispositifs de formation, en direction d’acteurs bénévoles et de professionnels, engagés ou financés au niveau international, pour la mise en place de centres de dépistage et de centres communautaires de traitement, (2) des dispositifs d’intervention directe auprès des malades et de leurs proches réunis dans les associations africaines (3) des dispositifs d’évaluation et de recherche-action, commandés par les bailleurs de fonds internationaux, visant à mesurer l’efficacité du soutien et des financements dispensés en direction de publics cumulant plusieurs types de vulnérabilité, comme par exemple les orphelins du sida. J’ai pu aussi participer à la construction complète de services de prévention de la transmission mère-enfant à Pointe Noire au Congo en participant à la conception architecturale des bâtiments et des salles de counseling, qui nécessitaient la modification de l’espace africain traditionnel pour rendre l’écoute confidentielle (organisation du circuit des patients à partir d’une architecture protégeant leur anonymat, création d’espaces avec des portes qui ferment etc.).

Les résultats de ces travaux mettent en évidence :

  • Comment dans le contexte africain l’approche centrée sur la personne représente la défaite de la communauté et vient combler l’absence d’infrastructures fonctionnelles et opérationnelles. Il s’agit donc de penser cette approche centrée sur la personne comme un dernier recours de survie qui intervient dans un espace déserté par la communauté, la tribu, le clan.
  • Comment dans certaines situations les interventions à la fois théoriques et cliniques du praticien doivent en permanence articuler les logiques de la lutte et les logiques de l’accompagnement.
  • À quel point le fait de ne pas pouvoir soigner tous les malades est la première cause de souffrance pour les soignants et les intervenants. La question de la douleur que cela leur occasionne est rarement évoquée. Ce silence sur la souffrance crée parfois des attitudes négatives comme la peur.* « Tenir et garder dans une armoire fermée avec plusieurs cadenas la survie de 300 personnes, alors que 30.000 en ont besoin est une position insoutenable pour des soignants, mais décider à qui les délivrer, lorsque soi-même ou un proche de sa famille en a besoin, est tout autant insoutenable ».
  • Le sentiment d’être utile est essentiel à préserver lorsque la personne se sent au plus mal : « ce n’est pas parce qu’on a cette maladie qu’on est mort… En plus il faut donner le courage aux autres… On ne doit pas vivre seulement du VIH, il faut être utile ».
  • Comment la non-participation des bénéficiaires ou de leurs représentants aux décisions de la répartition de l’aide humanitaire et les modèles occidentaux de rationalisation budgétaire complexifient leurs modalités d’accompagnement. « Ce sont les bailleurs qui font un peu la loi, par exemple il y a des bailleurs qui nous disent nous, on veut financer seulement les filles ou bien les garçons de tel ou tel âge, d’autres disent moi je ne m’occuperai que des enfants qui sont dans les familles, ou dans la rue ou dans les centres d’accueil, le problème pour nous, c’est qu’on doit s’occuper de tous ceux qui arrivent et les bailleurs nous amènent à faire des différences de prise en charge plus ou moins bien vécues par les équipes. Par exemple comment expliquer qu’il y aura un don d’habits pour les garçons et un programme d’éducation pour les filles » ?

 

Ces travaux ont donné lieu à trois rapports d’études publiés et diffusés par l’Organisation Mondiale de la Santé, le ministère des affaires étrangères et l’Unicef et à des communications internationales complétées par des communications orales pour n’en citer que quelques-unes :

  • (2002) Co-rédactrice du rapport final “Improving access to care in developing countries : lessons from practice, research, resources and  partnerships”,  UNAIDS/02.42E,  June  2002/Version  française, mai 2003.- (2003) Évaluation qualitative de l’impact du soutien financier et technique de Sidaction à 11 associations africaines de lutte contre le SIDA, Sidaction & Ministère des Affaires Étrangères, Paris.- (2004) Diagnostic des besoins, analyse des attentes et des représentations des enfants orphelins du sida et de leurs familles ou institutions d’accueil au Cameroun. Évaluation qualitative avant la mise en place d’un programme national, Ministère des Affaires Étrangères et Unicef, Paris.
  • (2001) Needs Assessment in terms of technical assistance, training, drug monitoring, adherence tools to set up a program of access to antiretrovirals for 300 patients from the day care center of the French Red Cross, July 17- 23, 2001, Ouagadougou, Burkina Faso.
  • (2001) Chairman of a round table sponsored by the French Red Cross on MTCT and Post exposure Prophylaxis in three West Africa Countries, Ouagadougou, December 13, CISMA, December 9-13, Ouagadougou, Burkina Faso.

Mon travail en Afrique et Haïti a définitivement bouleversé mes paradigmes d’action de la relation d’aide et d’accompagnement. C’est à partir de cette période que j’ai commencé à prendre part au débat sur les éthiques de la justice sociale et les éthiques du care. J’ai rédigé ma première publication sur ce thème en analysant les effets sociaux intolérables du rationnement dans l’accès aux antirétroviraux :

  • (2006). L’impact psychosocial du rationnement de l’accès aux antirétroviraux dans les pays à ressources limitées. Éthique publique, volume 8 (2), p.152-160.

 

Mes séjours ont été l’occasion de la rédaction quotidienne d’un journal et de petits cahiers, dans lesquels je documentais, chaque soir à la tombée de la nuit**, les observations conduites pendant la journée, les comptes rendus des entretiens conduits et aussi mon vécu contre transférentiel face à l’insoutenable des situations, ce qui me permettait d’être à nouveau en position de travailler le lendemain, au sens où l’écriture représente une « méthode d’élaboration de la conscience, de construction d’un discours et de production d’une trace » (Cifali, André, 2007, p. 193). En analysant les contenus de mes cahiers, je me rends compte à quel point, « décrire pose en effet la question du regard, au sens de qui regarde ? » (id) et aussi « la mise en mots autorise, via la trace produite, un travail de distanciation et de partage » (id).

Je ne citerai que deux extraits de ces petits cahiers pour montrer à quel point « écrire l’expérience » est une posture de travail qui fait partie dans certaines situations professionnelles du seul appui dont on dispose pour agir et penser. Dans le premier extrait, je voudrais montrer à quel point l’écriture dans l’après coup ne nous protège en rien de notre éprouvé ancien, elle représente une trace de notre activité, elle ne met rien à distance, mais marque notre expérience professionnelle tout en l’articulant à des dimensions théoriques qui ne surgiraient que beaucoup plus tard.

« La première fois où dans une mission au Congo, j’ai transporté dans des grands sacs de la Fnac des boîtes de sirop d’AZT, que la Croix Rouge m’avait demandé d’acheminer vers Brazzaville, je suis restée sans voix, lorsque j’ai pris conscience que j’avais dans mes bagages des journées et des mois de vie pour deux ou trois bébés et j’avoue que j’ai craqué, je n’en pouvais plus de cette émotion soudaine qui me brisait les jambes. C’était comme si tout à coup ma propre vie n’avait plus de sens. C’était trop pour moi. Je n’ai plus pensé qu’à cela pendant tout le voyage. Pour m’en sortir et par défense, j’ai interrogé l’histoire, comment en étions-nous arrivés là ? Qu’est-ce qui se passait dans le monde de si inhumain ? À l’atterrissage, je me suis sentie tout à coup une maquisarde, il me fallait cacher mes sachets, être prête à mentir pour ne pas me faire confisquer mes grands sacs de la Fnac à la douane à l’arrivée. J’avais préparé, comme on me l’avait conseillé, un peu d’argent, qu’il faut être prêt à lâcher si on tombe sur un douanier un peu regardant. J’avais un document spécial Croix-Rouge, des numéros à appeler en cas d’urgence, deux personnes qui m’attendaient à quelques mètres des douaniers, bref tout un dispositif hautement stressant, alors que ma vie se résumait, lors de mon passage en douane, à une peur incommensurable : Pourvu qu’on ne fouille pas trop mes bagages, j’ai des mois de vie de bébé avec moi, mon devoir est de les acheminer à bon port, le reste m’importe peu. Bien évidemment ces moments d’émotion ne sont pas sans contre coup dans les heures qui suivent. On ne peut pas sortir indemne de ces petits actes a priori anodins. Comment bien dormir après cela ? Bien sûr, on invoque les moustiques, le bruit des ventilateurs pour expliquer qu’on n’arrive pas à s’endormir, mais on sait bien qu’on se raconte des histoires… ».

Dans le deuxième extrait je voudrais montrer comment l’écriture permet de décrire une expérience professionnelle et de repérer dans l’après coup une prise d’initiative qui nous a échappé dans l’action : celle de prendre des photos en ayant l’impression de faire quelque chose d’interdit !

« Aujourd’hui j’ai visité une famille, sur un terrain près du lac, qui compte 15 enfants orphelins du sida. Nous sommes arrivés, Éric et moi, dans un petit domaine sur lequel sont plantées des petites maisons de terre recouvertes d’un toit en tôle. Plusieurs de ces petites maisons ont été fermées suite au décès des familles et une femme me montre les cadenas sur les portes et aussi des croix fabriquées avec deux bouts de bois cloutés, plantées au-dessus des lieux où on a enterré les dernières personnes de la famille qui sont décédées du sida parce qu’il n’y avait pas « assez d’argent pour enterrer tout le monde » ! Avec la personne de l’association, nous nous rendons dans une de ces petites maisons, où une femme a réuni pour nous au moins une dizaine des orphelins. Le plus petit a environ 4 ans et un des plus grands a 18 ans. La personne de l’association, après nous avoir introduits, me passe la parole et il est hors de question que je reste sans voix même si je suis encore sous le coup de l’émotion causée par la vue des maisons fermées et des tombes éparpillées sur le domaine qui s’étend jusqu’au lac dans lequel ont été jetés les corps de Rwandais décédés dans la région. Je ramasse mon énergie et me lance dans quelques questions ouvertes, que je construis à toute vitesse dans ma tête. Je remercie la femme d’avoir accepté de nous recevoir, je lui explique que nous sommes là pour nous informer de la réalité des situations et envisager les réponses qui peuvent être apportées aux associations qui travaillent avec les familles touchées par la maladie. Je lui demande de me parler des familles des enfants dont elle s’occupe maintenant. Elle s’anime alors et m’explique que certains viennent de chez une sœur, d’autres de chez un frère, d’autres encore de chez une nièce. Je suis très vite perdue, mais ce rappel de la généalogie familiale semble l’animer, au fond c’est une façon de refaire circuler l’histoire des vies, qui ont précédé à cet état de fait, qui, si on n’y prend pas garde, nous place dans une défaite insupportable. C’est une chose d’entendre parler de chiffres de décès accumulés dans une famille, c’est une chose de les lire, mais c’en est vraiment une autre de faire le type de pèlerinage que j’ai l’impression de faire ! Visiter, sous un soleil implacable, les lieux du souvenir de personnes qui vivaient, travaillaient, riaient sur ce domaine, il y a encore quelques années, est à la limite du supportable, la détresse est si évidente, sur ce domaine qui respire l’abandon des forces vives de travail, que j’ai du mal à y faire face. Je dois serrer les dents pour ne pas faiblir devant tant de désarroi, je me jure que je ferai quelque chose de tout cela, je décide d’ouvrir grands mes yeux et mes oreilles et de manière inattendue je demande la permission de prendre des photographies du domaine. J’éprouve, à ce moment-là, le désir fou de garder en mémoire, c’est-à-dire en images, les traces de l’hécatombe causée par l’épidémie. J’ai l’impression que j’aurais besoin un jour de me dire que c’était bien vrai, que ce que j’avais vu avait bien existé, que je ne m’étais pas trompée. »***

 

 

* Ainsi, dans un centre d’un pays d’Afrique de l’Ouest (Burkina Faso, Ouagadougou) qui venait de recevoir en 2001 un don privé d’antirétroviraux pour trois cents personnes, les soignants avaient tellement peur d’être attaqués et pillés qu’ils ont bloqué la dispensation des médicaments pendant trois mois.
** Les organismes humanitaires refusent d’assurer la sécurité des consultants après la tombée de la nuit.
*** J’aurais pu enlever de mon itinéraire d’acteur social ces mentions de rédaction de journaux et de cahiers, mais c’est à leur écriture et à leur transformation en matériaux de recherche à partir d’une expérience vive que je dois mes théorisations d’aujourd’hui !

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