Je ne citerai que deux extraits de ces petits cahiers pour montrer à quel point « écrire l’expérience » est une posture de travail qui fait partie dans certaines situations professionnelles du seul appui dont on dispose pour agir et penser. Dans le premier extrait, je voudrais montrer à quel point l’écriture dans l’après coup ne nous protège en rien de notre éprouvé ancien, elle représente une trace de notre activité, elle ne met rien à distance, mais marque notre expérience professionnelle tout en l’articulant à des dimensions théoriques qui ne surgiraient que beaucoup plus tard.
« La première fois où dans une mission au Congo, j’ai transporté dans des grands sacs de la Fnac des boîtes de sirop d’AZT, que la Croix Rouge m’avait demandé d’acheminer vers Brazzaville, je suis restée sans voix, lorsque j’ai pris conscience que j’avais dans mes bagages des journées et des mois de vie pour deux ou trois bébés et j’avoue que j’ai craqué, je n’en pouvais plus de cette émotion soudaine qui me brisait les jambes. C’était comme si tout à coup ma propre vie n’avait plus de sens. C’était trop pour moi. Je n’ai plus pensé qu’à cela pendant tout le voyage. Pour m’en sortir et par défense, j’ai interrogé l’histoire, comment en étions-nous arrivés là ? Qu’est-ce qui se passait dans le monde de si inhumain ? À l’atterrissage, je me suis sentie tout à coup une maquisarde, il me fallait cacher mes sachets, être prête à mentir pour ne pas me faire confisquer mes grands sacs de la Fnac à la douane à l’arrivée. J’avais préparé, comme on me l’avait conseillé, un peu d’argent, qu’il faut être prêt à lâcher si on tombe sur un douanier un peu regardant. J’avais un document spécial Croix-Rouge, des numéros à appeler en cas d’urgence, deux personnes qui m’attendaient à quelques mètres des douaniers, bref tout un dispositif hautement stressant, alors que ma vie se résumait, lors de mon passage en douane, à une peur incommensurable : Pourvu qu’on ne fouille pas trop mes bagages, j’ai des mois de vie de bébé avec moi, mon devoir est de les acheminer à bon port, le reste m’importe peu. Bien évidemment ces moments d’émotion ne sont pas sans contre coup dans les heures qui suivent. On ne peut pas sortir indemne de ces petits actes a priori anodins. Comment bien dormir après cela ? Bien sûr, on invoque les moustiques, le bruit des ventilateurs pour expliquer qu’on n’arrive pas à s’endormir, mais on sait bien qu’on se raconte des histoires… ».
Dans le deuxième extrait je voudrais montrer comment l’écriture permet de décrire une expérience professionnelle et de repérer dans l’après coup une prise d’initiative qui nous a échappé dans l’action : celle de prendre des photos en ayant l’impression de faire quelque chose d’interdit !
« Aujourd’hui j’ai visité une famille, sur un terrain près du lac, qui compte 15 enfants orphelins du sida. Nous sommes arrivés, Éric et moi, dans un petit domaine sur lequel sont plantées des petites maisons de terre recouvertes d’un toit en tôle. Plusieurs de ces petites maisons ont été fermées suite au décès des familles et une femme me montre les cadenas sur les portes et aussi des croix fabriquées avec deux bouts de bois cloutés, plantées au-dessus des lieux où on a enterré les dernières personnes de la famille qui sont décédées du sida parce qu’il n’y avait pas « assez d’argent pour enterrer tout le monde » ! Avec la personne de l’association, nous nous rendons dans une de ces petites maisons, où une femme a réuni pour nous au moins une dizaine des orphelins. Le plus petit a environ 4 ans et un des plus grands a 18 ans. La personne de l’association, après nous avoir introduits, me passe la parole et il est hors de question que je reste sans voix même si je suis encore sous le coup de l’émotion causée par la vue des maisons fermées et des tombes éparpillées sur le domaine qui s’étend jusqu’au lac dans lequel ont été jetés les corps de Rwandais décédés dans la région. Je ramasse mon énergie et me lance dans quelques questions ouvertes, que je construis à toute vitesse dans ma tête. Je remercie la femme d’avoir accepté de nous recevoir, je lui explique que nous sommes là pour nous informer de la réalité des situations et envisager les réponses qui peuvent être apportées aux associations qui travaillent avec les familles touchées par la maladie. Je lui demande de me parler des familles des enfants dont elle s’occupe maintenant. Elle s’anime alors et m’explique que certains viennent de chez une sœur, d’autres de chez un frère, d’autres encore de chez une nièce. Je suis très vite perdue, mais ce rappel de la généalogie familiale semble l’animer, au fond c’est une façon de refaire circuler l’histoire des vies, qui ont précédé à cet état de fait, qui, si on n’y prend pas garde, nous place dans une défaite insupportable. C’est une chose d’entendre parler de chiffres de décès accumulés dans une famille, c’est une chose de les lire, mais c’en est vraiment une autre de faire le type de pèlerinage que j’ai l’impression de faire ! Visiter, sous un soleil implacable, les lieux du souvenir de personnes qui vivaient, travaillaient, riaient sur ce domaine, il y a encore quelques années, est à la limite du supportable, la détresse est si évidente, sur ce domaine qui respire l’abandon des forces vives de travail, que j’ai du mal à y faire face. Je dois serrer les dents pour ne pas faiblir devant tant de désarroi, je me jure que je ferai quelque chose de tout cela, je décide d’ouvrir grands mes yeux et mes oreilles et de manière inattendue je demande la permission de prendre des photographies du domaine. J’éprouve, à ce moment-là, le désir fou de garder en mémoire, c’est-à-dire en images, les traces de l’hécatombe causée par l’épidémie. J’ai l’impression que j’aurais besoin un jour de me dire que c’était bien vrai, que ce que j’avais vu avait bien existé, que je ne m’étais pas trompée. »***
* Ainsi, dans un centre d’un pays d’Afrique de l’Ouest (Burkina Faso, Ouagadougou) qui venait de recevoir en 2001 un don privé d’antirétroviraux pour trois cents personnes, les soignants avaient tellement peur d’être attaqués et pillés qu’ils ont bloqué la dispensation des médicaments pendant trois mois.
** Les organismes humanitaires refusent d’assurer la sécurité des consultants après la tombée de la nuit.
*** J’aurais pu enlever de mon itinéraire d’acteur social ces mentions de rédaction de journaux et de cahiers, mais c’est à leur écriture et à leur transformation en matériaux de recherche à partir d’une expérience vive que je dois mes théorisations d’aujourd’hui !