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Jeanne et Ange expliquent ce qu’ils vivent

Journal de bord

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20ans dans la lutte contre le SIDA en Afrique

11/11/2003

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En novembre 2003, je suis partie au Congo pour trois semaines, je dois séjourner à Brazzaville et à Pointe Noire. Ce qui me frappe d’emblée à Brazzaville c’est la proximité de Kinshasa, ce qu’ils appellent l’autre Congo, que seul le fleuve traverse. J’ai envie moi aussi de traverser le fleuve mais on me déconseille d’aller me promener en face. On me dit que parfois il y a de telles vagues sur le fleuve qu’on ne peut pas l’emprunter et que de toute façon, on ne peut pas aller là bas sans danger même lorsqu’on est congolais (trop de gangs, de vols, de violence).

Le fleuve a l’air si calme que tous les matins avant d’aller travailler, je vais lui rendre visite et me promener sur ses rives qui ne sont pas prévues pour le tourisme. J’ai lu un bel article il y quelques mois sur le fleuve Congo qui expliquait que dans les pratiques d’émigration, les congolais…

Le 1er novembre au matin, je vais prendre un café à la petite boulangerie qui s’est ouverte il y a quelques mois, il est 7h 30, le soleil est déjà là, des enfants me repèrent et viennent auprès de moi chercher des pièces (heureusement, j’en ai une petite collection toute prête), un adolescent handicapé qui a perdu une de ses mains et qui s’appuie sur une béquille s’approche doucement de ma table, la dame de la boulangerie lui donne à manger, il me salue et va s’appuyer contre un des piliers de la terrasse.

Un jeune garçon arrive de la rue d’en face avec son matériel à laver les voitures, il se met à l’ouvrage avec son chiffon, sa brosse et son savon. Les gens de la ville commencent à remplir la boulangerie, je suis là assise au soleil et j’essaie de penser ma journée. C’est un jour férié, le jour des morts, c’est samedi, tout sera fermé, les gens sont en train de préparer le repas de la fête des morts mais comme l’a dit une de mes stagiaires hier, «on va préparer le repas si on a assez pour inviter la famille, sinon on n’en fait pas, il faut avoir de quoi pour nourrir son monde et d’année en année, on a de moins en moins pour faire le repas !»

Le 3 novembre, je reçois à ma demande dans mon groupe de travail sur la mise en place d’un centre de dépistage anonyme et volontaire de l’infection à VIH, deux personnes de Brazzaville qui acceptent de témoigner sur la manière dont ils vivent leur séropositivité et leur maladie au Congo.

Jeanne
Jeanne a 26 ans, elle est grande, mince, elle a la beauté des jeunes qui sortent de l’adolescence, mon groupe est impressionné car comme le dit une participante : «Elle est si jeune, si belle, comment pouvons-nous croire que le SIDA l’ai touchée elle aussi ?». Jeanne a perdu ses deux parents du SIDA, son frère est aussi infecté, elle sait de manière certaine depuis 7 ans qu’elle est infectée.
Dans mon groupe, on lui demande : «Qu’est-ce qui t’aide à tenir ?», «Tu as perdu toute ta famille, comment tu peux t’en sortir ?, Tu es toute seule, tu n’as plus ton papa et ta maman pour s’occuper de toi ?»

Elle nous explique que son frère l’a sauvée de la mort, il y a deux ans, elle avait 2 CD4, elle pesait 20 kg et avait besoin de couches de bébé. Elle allait mourir comme ses parents, elle voyait la mort à sa porte, elle se sentait déjà perdue mais dit-elle «Au dernier moment, mon frère n’a pas pu supporter de me savoir perdue… il s’est battu, il a ramassé de l’argent, il m’a amenée des médicaments qui ont arrêté la diarrhée et ma perte de poids, cela a été un peu long mais je me suis sortie de la maladie qui allait m’emporter… mon frère cela lui faisait trop mal de me voir malade… Je n’avais plus mon papa, ma maman mais je voulais bien vivre encore !»

Les femmes de mon groupe qui assistent à ce témoignage sont émues, quelques unes ont les larmes aux yeux, elles n’ont pas le temps de se laisser aller à leurs émotions car soudain Jeanne reprend la parole et leur dit : «On doit aimer toutes les personnes qui sont en maladie… Il y a deux catégories de gens, ceux qui compatissent avec nous, et ceux qui nous indexent… Je ne peux pas supporter qu’on m’indexe, c’est pour cela que je fais des témoignages et que je suis dans l’association… En fait, j’ai envie d’avoir un enfant…, j’ai rencontré une personne à l’association et on pense à se marier… J’ai envie de tenter autre chose. Dans mes rêves, il y avait un train qui n’avait pas de freins lorsque j’étais malade, j’ai alors pensé que mes parents étaient morts parce qu’ils n’ont pas faire les choses positivement, je m’attends à tout mais je sais qu’il faut aller de l’avant, j’ai une aide alimentaire d’une organisation humanitaire, je loge chez mon frère, je veux me marier, je veux supporter mes ordonnances, il y a un programme au Congo pour les antiviraux, je suis là pour vous parler parce que je sais qu’il faut sauver le Congo du SIDA.»

Elle est venue avec Ange qui lui aussi veut témoigner..
Ange
Ange est plus âgé, cela fait un an qu’il a appris sa séropositivité. Il l’a appris par
sa femme qui elle-même l’a appris au cours de sa grossesse. «Ma femme ne me l’a pas dit aussitôt, elle se disait si je lui annonce, il va se jeter dans le fleuve mais je sentais quelque chose dans la maison, je lui ai dit : Qu’est ce qui se passe ?… Quand elle m’a fait l’annonce, j’ai traversé un moment difficile, tous les rêves de ma vie se sont écroulés et en plus on attendait un enfant qui allait être malade, on ne savait pas comment les choses marchaient, comment le SIDA attaquait le bébé dans le ventre de sa maman.

Ma femme m’a beaucoup aidé pour que j’aille faire le test, j’avais peur mais il fallait y aller tout de même, les résultats étaient là : j’étais moi aussi malade, en fait toute la famille était malade. Ma femme regardait son ventre et elle était déprimée, que pouvions nous faire ? Cet enfant était l’unique, le premier, il nous le fallait, nous avons attendu l’enfant dans la peur, sans aucune information, maintenant j’en sais plus heureusement, c’était difficile avec ma dame mais on n’a jamais cherché qui a amené le virus dans le foyer, cela ne sert à rien et cela détruit la vie qui reste dans un couple, il faut s’appuyer sur le couple pour tenir face à un enfant qui va naître malade !»

Les hommes de mon groupe vont poser des questions à Ange sur son enfant. En fait, l’enfant est né séropositif et Ange vient d’apprendre cette semaine que son enfant n’est pas «malade» mais il ne sais pas comment cela s’explique. Un médecin qui est dans mon groupe explique que tout bébé à la naissance porte les anticorps de sa mère et qu’à environ 9 mois, le bébé développe ses propres anticorps et que c’est pour cela que Ange a dû attendre 9 mois avant de connaître l’état de santé de son bébé.

Ange est un peu perplexe, comprendre qu’un bébé puisse être positif pendant 9 mois et ensuite être négatif est toujours difficile à comprendre. Il persiste un doute chez Ange qui enchaîne sur son traitement : «Je suis dans le traitement depuis deux mois et demi. Avant, j’ai essayé un féticheur, puis un médecin qui m’a donné des tisanes, cela m’a coûté 300 000 FCFA, c’est à dire toutes nos économies. Lorsque je n’ai pas pu continuer à payer, le médecin mécontent m’a dit d’aller au centre de traitement ambulatoire. J’ai été orienté à l’hôpital vers le centre des grandes endémies et je suis allé cherché mes médicaments au CTA. Mon traitement me coûte 16 000 CFA mais le bilan d’accès au traitement m’a coûté 50.000 CFA plus le comptage de mes CD4 qui m’a coûté 10 000 CFA.

Chaque consultation coûte 1000 FCFA. J’avais tout perdu mais maintenant j’ai à nouveau des ambitions, j’aime ma dame, je caresse à nouveau des rêves dans ma vie, on fait les rapports protégés. Le jour où je l’ai annoncé à mon grand frère, il était plus désespéré que moi… Cela s’est su dans la famille et alors mon petit frère s’est senti discriminé parce que je ne m’étais pas confié à lui. Il y a un mois, j’ai rencontré mon petit frère au CTA, il ne m’a pas posé de questions, je ne l’ai pas revu, j’en ai déduit qu’il était séronégatif et que ma maladie l’avait poussé à venir faire un test de dépistage.

Mon papa est mort, je suis allé à l’enterrement de notre papa et j’ai vu que mes frères étaient heureux en me voyant debout et en bonne santé…

Bien sûr, je m’attends à tout mais mon message pour vous, c’est qu’il faut en parler. Certains d’entre nous n’ont pas tenu, ils sont morts à cause du rejet, il faut aussi réduire les relations à droite et à gauche… Bien sûr, ici au Congo, c’est difficile surtout en temps de pluie comme aujourd’hui car comme le dit le proverbe : «Quand la pluie vient, trouves-toi une fille pour passer l’averse avec toi»… Tout cela, c’est fini, maintenant il faut donner de la médecine !!!»

Une femme dans le groupe des stagiaires pose une question : «Pour les traitements, qui va payer ? On s’occupe des malades, mais la misère africaine nous fait faire des choix dans nos foyers. Par exemple qu’on l’entretienne ou pas, le malade du SIDA va mourir, alors on aura tendance dans nos foyers à aller chercher à manger pour celui qui va vivre.»

Ange et Valérie expliquent à nouveau qu’il y a plusieurs types de médicaments,
plusieurs types de maladies dans le SIDA et qu’il faut soigner dès les premières
diarrhées et le premier amaigrissement afin de «faire vivre et tenir votre malade» (…)
Je m’aperçois que mon groupe a du mal à croire à l’existence de traitements qui marchent… Pour eux, le SIDA c’est la mort sans aucun recours possible…

Malgré les témoignages de Ange et de Valérie, il persiste un désespoir et une impuissance dominantes dans les esprits exceptés chez les activistes. Comment expliquer que le SIDA, on n’en meurt pas si on dispose des médicaments de base ? Quelles vont être les conséquences dès que les populations africaines vont avoir accès à ce point de vue ? Comment éviter la colère dans laquelle cela va les mettre ? Les états qui ne voulaient rien faire en matière de lutte contre l’épidémie avaient sûrement tout intérêt à diffuser l’idée que le SIDA, on n’y pouvait rien et que de toute façon on ne pouvait rien contre cette mort.

Finalement, lorsqu’on arrive avec nos certitudes de blancs et notre pratique de 20 ans de traitement du SIDA, on sème le doute, on doit être pédagogue… car dire qu’il existe des traitements des infections opportunistes causés par le virus, mais aussi qu’il existe des stratégies thérapeutiques visant à réduire l’activité virale elle-même, cela revient à remettre en question une dure réalité.

QUE S’EST-IL PASSÉ ?
Au cours de mes missions, je tente souvent de re-composer les éléments du puzzle en écoutant ce que les gens là-bas vivant tous les jours au milieu de l’épidémie me disent. J’essaie de comprendre comment ils perçoivent ce qui se passe, comment ils l’analysent mais il me manque des morceaux entiers d’éléments…
Je me retrouve parfois dans un esprit proche de ceux qui après une catastrophe causée par d’autres humains dont les responsabilités restent encore à établir se demandent : Comment se fait-il que nous aussi finalement nous avons laissé faire cela ? Où étions-nous quand les choses ont commencé ? Que savions-nous de ce qui se passait ? Tout ou presque et pourtant nous n’avons pas agi immédiatement… Tout au long de mes missions, je sais que j’aurai à répondre de ces questions même si on ne me les pose pas.

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