Mon itinéraire : de l’accompagnement des malades à la reconnaissance de l’expérience du patient
Je présenterai donc des travaux issus d’une pratique d’intervention, d’un travail d’élaboration, d’une pratique clinique, et d’autres qui ont été explicitement construits à des fins de recherche et de production de connaissances. Il ne s’agit pas de juxtaposer des synthèses de ces différents types de travaux, mais de voir en quoi les différentes démarches, mises en œuvre et certains résultats, m’ont permis d’éclairer des questions de connaissance et d’intervention posées par l’accompagnement…
L’expérience des Etats-Unis
Ayant exercé une activité de clinicienne, d’enseignante et de chercheure pendant huit ans aux États-Unis (1996-2004), j’ai été confrontée à des échos différents sur des problèmes analogues qui se posaient au même moment des deux côtés de l’atlantique, comme par exemple la place accordée aux minorités dans les instances gouvernementales, la montée en puissance des recherches communautaires, la formation des malades et bien entendu la tragédie du sida. Bénéficiant d’une double lecture des mêmes événements, cela m’a aidée à m’affranchir et me libérer à la fois des conformismes disciplinaires et aussi des exigences institutionnelles, lorsque celles-ci devenaient des obstacles aux engagements que je désirais tenir.
Étudier dans la mouvance des années soixante-dix
Au cours de mes études de philosophie à l’université de Caen et ensuite à Paris 8 et à la Sorbonne, j’ai bénéficié d’une formation représentative des années soixante-dix alliant différents questionnements comme la psychanalyse et le marxisme. Nous étions invités à lire à travers Kant, Hegel, Nietzche, Marx, Lénine mais aussi Bachelard, Freud et Lacan des réponses aux problèmes contemporains qui se posaient à notre génération. Ces problèmes se formulaient sous la forme de quelques questions comme celles-ci : Qu’est-il permis d’espérer à notre génération ? Que peut-on penser après Auschwitz ?
Penser l’éducation dans un contexte de forte mutation sociale
J’ai soutenu ma thèse pour le doctorat de 3e cycle en juin 1981 sur « Psychanalyse et éducation » dirigée par Jacques Ardoino. J’ai été chargée de cours à l’université de Vincennes de 1979 à 1989 sur les approches cliniques en éducation, tout en étant nommée en 1984 à l’âge de 31 ans maître assistante en sciences de l’éducation à l’université de Rennes. Ma thèse portait sur l’interrogation du champ de l’éducation à partir de la psychanalyse, sur l’idéal pédagogique de la psychanalyse et les conditions de transmission du savoir analytique.
Inventer un dispositif d’accompagnement en situation d’urgence sanitaire
Après une formation clinique m’ayant conduite à l’exercice d’une pratique analytique à partir de 1986 en cabinet libéral, je vais rapidement m’engager dans l’invention d’une pratique d’écoute analytique dans des lieux et auprès de publics exposés à des situations de vie et survie singulières, comme celles causées par le sida. Mon travail clinique consiste dans un premier temps à déplacer le divan de l’analyse à l’hôpital.
Le passage d’une clinique du sujet à une clinique des situations extrêmes
Ma pratique clinique s’est déployée sous la forme de la coexistence de deux cliniques, une clinique d’orientation psychanalytique inscrite dans le courant de la clinique du sujet et une clinique que j’ai développée et conceptualisée comme une clinique des situations extrêmes auxquelles peut se trouver exposé un sujet. Les cliniques des situations diffèrent des cliniques habituelles qu’on qualifie de clinique des états. Il existe plusieurs types de situations extrêmes, mais elles ont en commun de remettre en question, pour la personne qui y est confrontée, la notion même d’humanité et à l’amener à douter de son statut de personne.
Un itinéraire de clinicienne dans l’accompagnement des malades du sida
Cette note de synthèse se propose de montrer comment un simple itinéraire clinique, à partir du moment où le clinicien qui le déploie se trouve engagé dans un espace exposé à de vives tensions politiques, devient un itinéraire requérant du clinicien lui-même une remise en question des paradigmes qui fondent l’exercice de sa pratique. Cela n’a pas été sans conséquences dont l’une a été d’apprendre à composer avec les systèmes de contraintes épistémologiques de plusieurs champs disciplinaires tout en continuant néanmoins à exercer une pratique qui se définit comme la mise en œuvre d’une méthode qui n’a pas d’autres finalités que de déployer un certain nombre d’activités visant à construire une relation dont on peut attendre des effets de transformation subjective, thérapeutique et didactique.
Les spécificités du counseling VIH sur quatre générations épidémiologiques
J’ai travaillé à l’élaboration d’une clinique visant à répondre aux besoins des personnes infectées et affectées par VIH et ce en suivant l’histoire naturelle de la maladie et l’évolution des thérapeutiques, c’est-à-dire (1) l’absence de traitement médical du sida suivi par (2) l’apparition des tests de dépistage avec ses enjeux subjectifs et sociaux dès lors que nous sommes dans le cas d’une infection sexuellement transmissible, (3) l’apparition des premiers traitements curatifs qui de fait a été l’occasion de nouvelles problématiques.
Le type de counseling adapté aux difficultés que rencontrent les personnes survivant au sida dans la prise de leur traitement
Le suivi des personnes en traitement posait un certain nombre de problèmes cliniques, au sens où personne ne savait, dans les années 1995, quel était le dispositif le plus approprié pour aider une personne malade à prendre un traitement dans la durée, avec des effets secondaires lourds, sachant que l’impact psychique le plus important était pour un sujet de penser qu’il allait revivre et survivre, alors qu’il avait été déclaré mourant quelques mois auparavant.
Le type de counseling en direction des personnes séropositives en difficulté de prévention
A partir des années 2000, on observe chez les malades du sida une forme de « désenchantement du monde ». Ils vivent certes, mais la promesse thérapeutique n’est pas assortie d’une promesse sociale. Une nouvelle crise sanitaire, comme l’apparition de la syphilis chez les homosexuels masculins, montre qu’il y a une crise de la prévention chez les personnes séropositives en traitement. Les études confirment par ailleurs une forte incidence des troubles de la sexualité déclarés par 35 à 44 % des personnes séropositives
L’approche du courant anglo-saxon des « practice-based research » à mes travaux de recherche sur l’accompagnement
Mon émigration aux États-Unis au cours de l’été 1996 (San Francisco)* a été l’occasion de conduire des travaux de recherche plus conséquents sur l’histoire du développement du counseling. En effet, j’ai pu bénéficier des matériaux historiques disponibles aux États-Unis pour conduire une revue de la littérature approfondie, mais aussi j’ai pu prendre contact avec les chercheurs, les cliniciens et les espaces cliniques de cette pratique, non seulement en Californie, mais aussi dans d’autres états.
La transposition du counseling au contexte des pays à ressources limitées
Après avoir contribué à la mise en place de dispositifs d’accompagnement (counseling) adaptés à l’histoire naturelle de l’infection à VIH, depuis le dépistage jusqu’à la consultation d’aide à l’observance des traitements, je me suis portée volontaire dans plusieurs organisations humanitaires pour transposer les acquis des approches des pays riches dans les pays à ressources sanitaires limitées. Comme j’avais exercé aux États-Unis au sein des grandes associations de lutte américaine contre le sida (communauté homosexuelle et communauté afro-américaine), mon retour progressif des États-Unis est passé par l’Afrique et par Haïti et la poursuite de ma « mobilité » sur le continent africain s’est inscrit tout naturellement comme une étape de mon chemin de retour en France.
De l’expérience de l’accompagnement à l’accompagnement comme objet de recherche
J’ai vécu mon expérience clinique dans le domaine du sida aussi comme une recherche, au sens où il n’existe pas une expérience pure de l’accompagnement : la manière dont j’ai dialogué avec les malades et observé les processus qui se jouaient dans ces rencontres singulières dépendait aussi du cadre conceptuel dans lequel je situais mon écoute. Or si ces concepts sont des instruments d’interprétation qui orientent l’écoute, ils sont aussi des outils qui nous aident à comprendre ce que l’expérience clinique nous fait voir.
Articuler l’accompagnement comme un mode d’adressage à autrui
L’accompagnement de personnes malades, parce qu’il touche au corps, aux fonctions vitales, à la souffrance, à la détérioration physique, suscite dans l’imaginaire, des représentations sociales qu’il est important de repérer, car elles ont un impact sur les attitudes, les postures et les modes d’intervention, mises en jeu dans les activités d’accompagnement déployées. J’ai pu ainsi caractériser deux types de figures d’accompagnement …
Les différentes formes d’usage de soi dans l’accompagnement
J’ai pu repérer, à partir de la clinique de l’accompagnement de sujets exposés à une maladie à pronostic incertain, au moins trois formes d’usages de soi dans l’accompagnement : un usage de soi par soi, un usage de soi par autrui, un usage de soi pour soi. L’usage de soi par soi comprend l’adoption par l’accompagnant d’attitudes, déjà bien définies par Carl Rogers, comme un regard positif inconditionnel, un certain degré d’empathie et un niveau de congruence.
Théoriser l’expérience vécue de la présence dans l’accompagnement des malades
L’accompagnement des malades, pour les professionnels formés aux usages classiques de la psychanalyse et la psychothérapie, est un problème, car il bouscule les règles qui régissent le vécu transférentiel et contre transférentiel qui par essence a trait aux modalités de la présence à autrui. La lecture des travaux des psychothérapeutes et psychologues cliniciens travaillant en oncologie, qui est le domaine le plus avancé dans les publications théoriques sur l’accompagnement, notamment avec le développement d’une spécialité reconnue et nommée « psycho-oncologie », conduit à faire plusieurs constats en ce qui concerne « les théories de la présence » mobilisables dans l’accompagnement des malades.
Le paradigme palliatif dans l’accompagnement des malades
La plupart des auteurs, ayant une pratique clinique de l’accompagnement des malades en fin de vie, évoquent « le caractère accéléré » des processus en jeu dans leur travail et ce, qu’ils soient psychologues, psychanalystes ou simples aidants. Ainsi Deschamps (2004) évoque le plan du rythme qui l’amène à travailler pendant un nombre assez limité de séances, De M’Uzan (2005, p.48) décrit son expérience avec un de ses analysants comme suit : « Lui et moi savions que le temps pouvait nous être compté. Si bien qu’à l’inverse de ce qui se passe le plus souvent, un travail intense s’est immédiatement engagé ».
L’accompagnement des groupes de malades : réinterroger la psychosociologie des groupes
Le sida a été l’objet d’un grand déploiement de groupes de paroles à visée thérapeutique. La pratique de l’animation de groupes de malades a connu un essor disproportionné par rapport aux autres maladies plus silencieuses au niveau social. Cette demande de groupes est à mettre en lien avec le rôle actif des associations de malades dans la lutte contre le sida. Face à l’incurable, les rencontres de groupes animées par des personnes, non seulement ayant une formation pour le faire, mais en général cooptées de par leur proximité identitaire avec une des problématiques du sida…
Agir en situation d’incertitude
Dans cette époque de catastrophe sanitaire avec son corollaire d’incertitudes, les thérapeutes, les aidants, les médecins, tous ceux qui tentaient d’agir devaient en plus de leurs fonctions endosser le rôle de « chercheur-inventeur-créateur », au sens où personne n’agissait selon un référentiel de tâches établies ou prescrites. Ce rôle et cette responsabilité de chercheur advenaient dans des situations extrêmes de vulnérabilité et de menace vitale pour ceux dont il fallait prendre soin et qui étaient en train de mourir sous nos yeux.
Conclusion de la première partie
En conclusion, j’ai tenté d’adopter et d’expliciter une posture de travail singulière qui consiste à s’engager, à porter attention et à être proche auprès de celui qui ne peut exprimer sa souffrance et ses besoins, que s’il sent cette proximité » l’être à côté » et bénéficie du don de l’attention prodigué par celui qui s’engage à être là, à ses côtés, sachant que l’ »être à côté est une activité clinique en soi ». L’appel et la réponse à la demande ou à la souffrance ne sont pas des branchements qui se répondent automatiquement. Il n’existe pas de possibilité d’expression de la demande ou de l’appel sans la présence d’un être là attentif.