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Enfant-expert

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Mes épreuves et apprentissages

12/01/2022

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Un jour ma nourrice a accueilli pour un placement définitif deux jeunes garçons qui sont arrivés avec des habits déchirés, mal en point, tristes et maigres avec une odeur forte et insupportable liés aux excréments. En voyant la tête que je faisais, ma nourrice m’a demandé d’accepter ces deux nouveaux arrivés en les appelant « les deux petits malheureux ». Elle m’a fait arrêter mes jeux et nous nous sommes tous occupés activement, immédiatement après le départ des assistantes sociales, de ces deux petits enfants arrachés par voie de justice en urgence à leurs parents. Nous avons passé des heures à les laver, les changer, les nourrir, les endormir.

J’ai compris ce jour là que le malheur était quelque chose qui arrêtait les activités de la vie ordinaire, et que ce quelque chose pouvait survenir de manière imprévue. Le génie de ma nourrice a été de me faire prendre part à leurs soins plutôt que de me laisser dans un état de sidération à observer une scène de détresse dont je revois encore les images plus de 60 ans après. Elle s’est mise à leur parler, à les consoler, à les plaindre à voix haute, tout en me demandant de faire attention à ne pas leur faire mal avec des gestes trop brusques dans l’aide que je lui apportais sachant que je ne me souviens pas vraiment en quoi je l’aidais. Elle palpait en détail leurs corps pour voir si il y avait des blessures, des irritations, des boutons. Ils ne pleuraient pas et ils se laissaient faire. Elle m’a expliqué qu’ils ne pleuraient pas parce qu’ils avaient peur, qu’il fallait que j’aille chercher un ou deux jouets à partager avec eux. Je crois que c’est ce jour-là que je suis devenue enfant expert. Je me suis attachée à Daniel et Bernard avec une préférence pour Daniel avec qui j’ai construit une complicité forte qui a duré des années. Ma nourrice m’a expliqué quelque temps après que je devais éviter de brusquer Daniel parce qu’il avait « un souffle au coeur ». Je pense que cette expression m’a conféré un statut important celui de prendre soin du « petit garçon au souffle au coeur » qui dans mon imagination pouvait mourir d’un moment à l’autre.

J’étais enfant, je vivais mon enfance mais à partir de l’arrivée de Daniel et Bernard, je suis devenue enfant expert pour d’autres enfants et aussi enfant partenaire, car entre Daniel et Bernard, les liens se sont construits de manière forte. Nous avons cheminé ensemble en tant qu’enfants placés et solidaires face à un certain nombre de situations stressantes et difficiles que j’exposerai et que je n’aurai pas pu affronter sans leur aide. Enfants-experts , nous savions des choses sur nous-mêmes que les adultes ne savaient pas et nous inventions des solutions pour résoudre nos problèmes d’enfants déparentalisés. Nous savions aussi des choses sur ces adultes qui nous entouraient qu’eux-mêmes ne savaient pas que nous savions. Je me souviens avoir construit un début d’expertise en observant les regards des adultes. Par exemple  alors  qu’on m’avait dit que mon père était mort  et que j’ai demandé où il était enterré, j’ai observé que ma nourrice et sa fille se sont regardées avec un air gêné. J’ai donc découvert  que si je voulais avoir accès à la vérité ou à leurs mensonges, il fallait qu’en tant qu’enfant je pose les questions délicates qui me tenaient à coeur quand elles étaient présentes toutes les deux. Si  elles se regardaient toutes les deux , cela voulait dire que les adultes avaient passé entre eux des pactes secrets et que donc on ne me disait pas la vérité. Ce sont  à partir de ces petites expertises construites à partir de situations concrètes que Daniel, Bernard et moi nous sommes devenus enfants-experts. Par exemple Daniel écoutait aux portes quand l’assistante sociale venait, et il nous racontait en direct ce que la nourrice énonçait sur nous, sur nos parents, leur nombre de visites, leurs comportements. C’est ainsi qu’on a vite compris que ma mère biologique que je ne connaissais pas  avaient conservé son autorité  parentale à la différence des parents de  Daniel et Bernard qui en avaient été déchus. Or nous ne voulions pas de cette différence de statut d’enfant entre nous. Il nous fallait donc apprendre ce que signifiait la déchéance et le maintien de l’autorité parentale. Pour obtenir une réponse à cette question , il était hors de question de la poser à notre nourrice en présence de sa fille, il fallait au contraire qu’on enquête séparément auprès de notre nourrice et auprès de sa fille. Nous nous sommes donc répartis la tâche , Daniel et moi. On essaierait d’être très gentil et on poserait la question à un moment où nous pourrions nous isoler avec l’une et avec l’autre et si possible le même jour pour éviter qu’elles ne se parlent. En effet comme je dormais dans leur chambre,  le soir pensant que j’étais endormie , elles  parlaient  parfois  toutes les deux de ce qui s’était passé dans la journée et de ce qui les avait étonné . Elles parlaient donc souvent de nous   puisque nous étions leur activité principale. C’était toujours  bienveillant et c’était un plaisir d’entendre dans une langue d’adulte un résumé de la journée. En fait elles parlaient de nos préférences, de nos difficultés, de notre manque d’appétit, de nos déceptions, de notre santé , de nos peurs, de nos progrès. Je n’ai jamais rien entendu de méchant sur nous et je ne sais pas comment j’aurais réagi si c’était arrivé. De fait ,je ne cherchais pas trop  à écouter car pour moi ces paroles étaient une forme de ronronnement d’adulte qui m’aidait à m’endormir en toute sécurité. Néanmoins ces petits résumés de nourrice nourrissaient la construction de mon expertise d’enfant placé. C’est comme cela qu’un jour j’ai su que l’assistante sociale allait passer  et qu’il ne faudrait pas qu’elle sache ceci ou cela notamment les actes de violence que Bernard avait exercé sur un chat. Je ne sais pas ce que j’ai compris mais avec Daniel on a décidé qu’on répondrait que Bernard était gentil comme nous alors qu’on sentait tous les deux que Bernard filait un mauvais coton.  On n’avait reçu aucune directive en ce sens mais j’avais senti une inquiétude de la nourrice et de sa fille à propos de Bernard.  J’avais entendu la nourrice dire qu’elle allait l’emmener avec elle dans un petit pèlerinage vers une source sacrée pour essayer de la guérir.

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